Vers une souveraineté numérique européenne dans le transport ?
Entretien avec Thomas Larrieu, CEO d’Upply
À l’occasion du salon Top Transport Europe 2025, organisé au Palais du Pharo à Marseille, Truckeditions a rencontré Thomas Larrieu, CEO d’Upply, acteur technologique de référence dans le transport de marchandises. Créée il y a un peu moins d’une décennie, la société française s’est imposée par sa capacité à conjuguer expertise transport et excellence technologique, avec un ADN résolument orienté données, statistiques et machine learning.

Entretien Réalisé à Marseille par Catherine Mahé Godeloup pour Truckeditions
Truckeditions : Nous nous étions entretenus il y a trois années. Pourriez-vous nous expliquer comment Upply a évolué depuis, tant en matière d’activités que de stratégie ? Quels changements majeurs avez-vous mis en œuvre, et comment vos clients y ont-ils contribué ?
Thomas Larrieu :
« Depuis trois ans, Upply a connu une évolution importante. Nous demeurons une entreprise technologique française spécialisée dans le transport de marchandises. Nous utilisons le terme « entreprise tech » car notre ADN repose sur la donnée, les statistiques et un socle de développement informatique solide. Aujourd’hui, notre effectif compte une soixantaine de personnes. Plus de la moitié d’entre elles sont issues de la filière technologique : développeurs, data scientists, data engineers, ou encore spécialistes produit et UX. L’autre moitié regroupe des experts du transport. Ce double ancrage – expertise transport et technologique – constitue notre singularité.
À l’époque, notre produit principal reposait sur l’analyse tarifaire et le benchmark, qui fut notre première réponse aux besoins du marché il y a sept ou huit ans. Ce positionnement statistique reste structurant. Mais nous avons depuis élargi notre périmètre fonctionnel en concevant une plateforme permettant aux chargeurs de piloter l’ensemble de leurs opérations de transport routier – et demain multimodal – de manière plus fluide et performante.
Notre priorité réside dans la standardisation des données : rendre la donnée homogène, interopérable et exploitable par des briques technologiques complémentaires. La normalisation que nous avons initiée il y a trois ans commence aujourd’hui à produire des effets concrets. »
Truckeditions : Justement, comment cette approche data et cette standardisation s’articulent-elles avec les récentes évolutions en matière d’intelligence artificielle ?
Thomas Larrieu :
« L’émergence de l’intelligence artificielle générative, notamment portée par OpenAI avec ChatGPT, a marqué un tournant. Nous disposons désormais d’algorithmes capables, une fois entraînés sur des données structurées et pertinentes, de générer des résultats particulièrement puissants.
À mon sens, le secteur du transport et de la supply chain constitue un terrain d’expérimentation idéal pour l’IA : un volume massif de données, une forte hétérogénéité des sources, des enjeux d’optimisation sous contrainte. Pour illustrer cela, prenons un transport entre l’Asie et l’Europe : on retrouve la gestion douanière, les documents de transport, la géolocalisation, le pré-acheminement, etc. Les données sont abondantes, mais peu standardisées, avec des formats multiples selon les acteurs et leurs systèmes d’information. Cela complique l’automatisation, mais cela constitue en fait un environnement très stimulant pour le machine learning.
Notre conviction est que la première étape consiste à structurer la donnée. Ensuite, nous pouvons développer des agents intelligents – ou applications spécialisées – pour répondre à des cas d’usage précis. C’est la logique que nous appliquons chez Upply : nous avons bâti une plateforme qui permet de standardiser les flux de données, de piloter les opérations, et d’intégrer des modules intelligents.
Parmi ceux-ci : un moteur de benchmark tarifaire, mais aussi une brique permettant de vérifier automatiquement les preuves de livraison (POD) en temps réel. Nous utilisons pour cela de l’OCR (reconnaissance optique de caractères), couplée à des modèles de langage type LLM. Cela permet de déterminer rapidement si un document est conforme, s’il est exploitable pour la facturation, afin de notamment réduire les risques de litiges. »
Truckeditions : Donc, ces briques IA ont été intégrées progressivement à votre plateforme ces deux dernières années ?
Thomas Larrieu :
« Oui, exactement. Cela dit, il est important de distinguer les approches. L’IA est un terme générique très utilisé aujourd’hui. Chez Upply, nous réalisons depuis huit ans des travaux de nature statistique, économétrique, et de machine learning – ce sont les fondations de nombreuses applications d’IA.
Depuis un an, nous développons une logique d’agents spécialisés. Il s’agit de modules autonomes, conçus pour accomplir des tâches spécifiques, orchestrables entre eux. Chaque agent est structuré, explicable, et mesurable. C’est ce qui permet une intégration rapide et compréhensible dans les organisations.
De nombreuses entreprises – chargeurs comme transporteurs – manifestent un intérêt croissant pour ces outils. Je les encourage à explorer ce champ. Pour que l’adoption soit effective, il faut que les usages soient transparents, les résultats quantifiables, et la valeur clairement démontrée. Cela permet de répondre à une inquiétude fréquente : celle d’automatiser des fonctions au détriment de l’emploi. Dans certains cas, l’automatisation peut effectivement réduire certaines tâches. Mais, dans la grande majorité des cas, il s’agit surtout d’augmenter les capacités des équipes et de les soulager de tâches répétitives.
C’est une évolution comparable à l’arrivée de Google. Avant, la recherche d’information était longue et fastidieuse. Aujourd’hui, elle est instantanée. Les entreprises qui ont su adopter ces outils ont renforcé leur compétitivité. Il faut faire de même avec l’IA – mais en l’intégrant de manière structurée. »
Truckeditions : Concernant votre nouvel outil, Atlas, est-il intégralement développé en interne ?
Thomas Larrieu :
« Absolument. Le 8 décembre 2025, nous avons lancé Atlas, une interface conversationnelle reposant sur un agent virtuel expert du transport de marchandises. Cet agent a été entraîné sur l’ensemble de notre base de données : plus d’un milliard de tarifs, plus de 500 rapports d’intelligence marché, ainsi que des corpus réglementaires sur les bilans carbone, les normes juridiques européennes, et les dispositifs internationaux.
Atlas est une synthèse de notre savoir-faire et de notre base de connaissances. Nous avons utilisé des modèles open source, que nous avons adaptés et personnalisés. L’objectif n’est pas d’entrer dans la course à la puissance brute. Ce n’est ni notre mission ni notre vocation. En revanche, nous disposons des compétences nécessaires pour exploiter ces modèles de manière pertinente sur des cas métiers concrets – ici, l’expertise transport. »
Truckeditions : Ces modules sont-ils proposés dans le cadre d’une offre packagée ou à la carte ?
Thomas Larrieu :
« Nous avons conçu Upply Connect – notre plateforme SaaS lancée en 2023 – comme une solution modulaire. Elle fonctionne sur abonnement annuel. Elle comprend des briques fonctionnelles (affrètement, bourse de fret privée, gestion contractuelle, tableaux de bord) ainsi que des briques intelligentes optionnelles : analyse dynamique des prix, validation automatique des POD, Atlas, etc.
Nos clients peuvent ainsi composer leur environnement en fonction de leurs besoins. Certaines briques sont opérationnelles, d’autres plus innovantes. Et d’autres encore sont en cours de développement – nous prévoyons d’en lancer cinq ou six supplémentaires dans les prochaines années. »
Truckeditions : Comment votre base clients a-t-elle évolué avec le temps, et quelles retombées concrètes observez-vous sur leur engagement et leur retour d’expérience ?
Thomas Larrieu :
« Upply est en croissance, et c’est un indicateur de la pertinence de notre offre. Lorsque nous nous sommes parlés il y a trois ans, notre chiffre d’affaires s’élevait à environ 1,5 million d’euros. En 2024, nous avons atteint 2,5 à 3 millions. Pour 2025, nous anticipons un chiffre proche de 6 millions d’euros.
Cette croissance est soutenue par l’engagement de nos utilisateurs. Ils expriment leur satisfaction, bien sûr, mais nous font également part de nombreux retours terrain : des idées nouvelles, des besoins spécifiques, des contraintes opérationnelles qu’ils cherchent à résoudre. Nous capitalisons sur ces retours via notre équipe produit, qui les recense, les analyse et les priorise afin d’identifier les sujets pertinents à adresser via des développements dédiés. »
Truckeditions : Quels sont les enjeux les plus fréquemment identifiés à ce jour ?
Thomas Larrieu :
« Plusieurs tendances se dégagent. Il y a d’abord l’appropriation concrète des technologies d’IA dans les environnements métiers. Ensuite, des sujets très opérationnels reviennent fréquemment : comment basculer vers du report modal, par exemple en combiné rail-route ? Comment améliorer le traitement des litiges ? Comment structurer la relation avec les transporteurs ? Toutes ces questions ont une résonance forte auprès de nos clients. »
Truckeditions : Votre plateforme peut-elle jouer un rôle actif dans le maintien de ces relations commerciales entre acteurs ?
Thomas Larrieu :
« Absolument. Upply Connect est une plateforme technologique, et non un intermédiaire logistique. Les donneurs d’ordre gardent la main sur la relation avec leurs transporteurs. Ils peuvent créer des groupes, gérer leurs sollicitations, interagir directement avec eux. Nous mettons les outils à leur disposition, sans interférer.
Nous collaborons aussi avec les transporteurs pour les accompagner dans leur digitalisation, renforcer leur visibilité et leur permettre de nouer un lien direct avec leurs clients. Je le dis souvent : le transport est un écosystème profondément humain. Même si l’IA apporte des gains réels, elle ne remplacera pas la relation humaine au cœur du métier. Plus un secteur repose sur cette dimension relationnelle, moins il sera désintermédié par les technologies. »
Truckeditions : Quelle est votre lecture du marché en cette fin d’année 2025, et quelles perspectives tracez-vous pour les années à venir ?
Thomas Larrieu :
« Le contexte est tendu. Nous observons une baisse des volumes transportés, ce qui rend le marché difficile. Habituellement, la période d’octobre-novembre est plus dynamique. Or aujourd’hui, de nombreux transporteurs cherchent activement du fret. Les retours terrain, en Europe, font état de marges compressées, de coûts toujours élevés, de normes renforcées et de contraintes réglementaires croissantes – en particulier sur le plan environnemental.
Pour les chargeurs, les prix sont restés attractifs. Mais en réalité, le marché est atone. Cela reflète aussi une consommation plus prudente, un climat d’incertitude économique et politique, notamment en France. Dans ce contexte, les acteurs sont attentistes, ce qui pèse sur l’activité logistique. »
Truckeditions : Et du côté d’Upply, quelles sont les grandes orientations stratégiques ?
Thomas Larrieu :
« Nous avons des ambitions fortes. En 2026, nous visons une poursuite de notre croissance, mais aussi l’ouverture à de nouveaux partenariats. Nous envisageons l’entrée de partenaires stratégiques au capital ou dans notre gouvernance, afin d’enrichir notre feuille de route.
Nous croyons beaucoup à l’open data, aux standards ouverts. Nous collaborons déjà avec des compagnies maritimes, des commissionnaires de transport, qui partagent nos enjeux digitaux. Il serait pertinent que certains d’entre eux s’associent à notre dynamique, à travers des projets communs ou un partage de vision stratégique. »
Truckeditions : Cela s’inscrit-il dans une perspective européenne ?
Thomas Larrieu :
« Oui, pleinement. Nous sommes convaincus de la nécessité de faire émerger des champions européens du logiciel de transport. Aujourd’hui, certains acteurs historiques, comme Transporeon, sont passés sous pavillon américain. Et les grandes plateformes mondiales – Amazon, AliExpress – imposent leurs standards, leur infrastructure, leur puissance d’exécution.
Il est impératif que l’Europe se dote de ses propres solutions souveraines, accessibles à tous les acteurs – y compris les PME du transport routier. La digitalisation réglementaire progresse rapidement : EFTI, eCMR… Pourtant, il n’existe pas encore d’offre européenne structurée sur ces sujets. C’est un enjeu fondamental pour les années à venir. »
Truckeditions : À quel horizon voyez-vous émerger une réponse structurée européenne ?
Thomas Larrieu :
« Il faut que cela se concrétise dans les cinq prochaines années. Si nous n’agissons pas rapidement, d’autres s’imposeront – et nous aurons manqué l’opportunité. Nous, chez Upply, avons la volonté de prendre part activement à cette dynamique. »
Points à retenir pour les acteurs du transport
L’échange avec Thomas Larrieu vient mettre en lumière plusieurs signaux et tendances à considérer attentivement. En premier lieu, la standardisation des données émerge comme un levier clé pour fiabiliser les opérations de transport et préparer l’intégration progressive de briques d’intelligence artificielle. La capacité à créer un écosystème de données interopérables est appelée à devenir un avantage concurrentiel déterminant.
Par ailleurs, l’essor des agents intelligents spécialisés, comme ceux qu’Upply développe pour l’analyse de prix, la vérification automatisée des POD ou encore l’interaction via Atlas, ouvre des perspectives concrètes d’optimisation pour les transporteurs, affréteurs, et chargeurs. Ces technologies sont conçues pour augmenter la valeur ajoutée humaine, non pour la remplacer.
Perspectives et enjeux pour les transporteurs et les fédérations
Pour les transporteurs, la transition numérique constitue un impératif stratégique. L’entretien souligne l’importance de conserver une relation directe avec les donneurs d’ordres, tout en adoptant progressivement des outils qui simplifient l’administratif, fiabilisent les process et améliorent la compétitivité.
Les fédérations professionnelles ont également un rôle à jouer dans cette mutation : accompagner leurs adhérents dans la montée en compétence, encourager le recours à des solutions souveraines, et participer à la définition de standards ouverts européens que prône clairement Upply. L’émergence de plateformes comme Upply Connect peut être un catalyseur à condition que l’ensemble des parties prenantes y trouve sa place et s’y implique activement.
Vers une normalisation incontournable des données du transport
Au-delà des promesses de l’IA et des outils numériques, le véritable enjeu du secteur réside dans l’harmonisation des formats de données. La diversité des systèmes, des langages, des documents et des usages ralentit aujourd’hui l’efficacité globale des chaînes de transport. Sans base commune, il est difficile d’envisager une automatisation fluide ou une exploitation intelligente des flux.
Les initiatives comme l’eCMR, l’EFTI ou les bases de données CO2 européennes vont dans le bon sens, mais peinent encore à s’imposer face à la fragmentation du marché. La création de référentiels partagés, soutenue par des acteurs publics, privés et associatifs, devient un objectif prioritaire si l’on veut garantir une transformation numérique réellement inclusive et durable.
Pour les lecteurs de Truckeditions – transporteurs, logisticiens, institutionnels – il est essentiel de suivre ces évolutions, d’y contribuer via les structures professionnelles et de se préparer à adopter, demain, des outils interconnectés, sobres, et alignés sur les standards européens à venir.
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